1999

Un des derniers écrits de Cliff


LE TROTSKYSME APRES TROTSKY

Les origines des International Socialists

Tony Cliff


Chapitre IV
LA REVOLUTION PERMANENTE DEVIEE

Un autre problème que les trotskystes d’après-guerre ont eu des difficultés à résoudre a été celui du développement de la situation dans le tiers monde. La théorie de la révolution permanente, telle que Trotsky l’avait élaborée pour la Russie, prédisait l’affaiblissement de l’impérialisme et un changement social dans les pays du tiers monde. Ce dernier devait être conduit par la lutte que menait la classe ouvrière pour accomplir les tâches de la révolution bourgeoise, qui devait se poursuivre par le combat pour le socialisme. La question de savoir si la théorie de la révolution permanente pouvait expliquer le développement de la situation dans le tiers monde était posée de façon particulièrement aiguë par la Chine de Mao et le régime castriste de Cuba. La théorie s’appliquait-elle ? Il n’était à l’évidence pas possible de répondre simplement par « oui » ou par « non ». Il y avait beaucoup de similitudes entre ce qui se passait dans ces deux pays et la théorie de Trotsky, mais aussi par ailleurs des différences profondes. D’où la nécessité de formuler une théorie qui englobât les deux aspects. Ce fut la théorie de la révolution permanente déviée.

La prise du pouvoir par Mao Zedong

En dépit de leur étiquette « communiste », la classe ouvrière industrielle n’a joué aucun rôle dans la victoire des troupes maoïstes sur les nationalistes du Kuomintang en 1949. La composition sociale de ce parti était totalement non-ouvrière. L’ascension de Mao dans les rangs du parti avait coïncidé avec l’époque à laquelle il cessait d’être une organisation ouvrière. A la fin de 1926, au moins 66% de ses membres étaient des travailleurs, 22% des intellectuels et 5% seulement des paysans (99). Dès novembre 1928, le pourcentage des ouvriers avait chuté de plus de quatre cinquièmes à 10%. Un rapport officiel admettait que le parti « n'avait pas un seul noyau sain parmi les travailleurs de l'industrie » (100). Un an plus tard les ouvriers ne formaient plus que 3%, et la chute se poursuivit jusqu’à une absence quasi-totale à la fin de 1930 (101). A partir de là, et jusqu’à la victoire finale de Mao, il n’y avait plus d’ouvriers dans le parti.

Pendant un certain nombre d'années, le parti fut confiné à des mouvements insurrectionnels paysans au plus profond de la Chine du Centre, où il constitua une « République Soviétique Chinoise » ; ensuite, après une défaite militaire dans les provinces centrales en 1934, il s’installa au Nord-Ouest, dans le Shensi. Il n’y avait dans aucune de ces régions de classe ouvrière digne de ce nom. L’organe du Comintern n’exagérait nullement lorsqu’il écrivait : « La région frontalière est, socialement et économiquement, l'une des plus arriérées de la Chine » (102). Chu Teh répétait : « Les régions sous le contrôle des communistes sont les plus arriérées économiquement de tout le pays » (103). Aucune ville réelle ne tomba sous le contrôle des communistes avant les deux années précédant l’établissement de la République Populaire de Chine.

Les travailleurs avaient si peu d'importance dans la stratégie des communistes chinois pendant la période de lutte pour le pouvoir que le parti ne jugea pas utile de convoquer un congrès national des syndicats durant les 19 ans qui suivirent celui de 1929. Il ne se soucia pas davantage d’obtenir le soutien des ouvriers, comme en témoigne son refus déclaré de maintenir des organisations du parti dans les régions contrôlées par le Kuomintang pendant les années cruciales 1937-1945 (104). Lorsqu’en décembre 1937, en pleine guerre contre le Japon, le gouvernement du Kuomintang décréta la peine de mort pour fait de grève ou pour un simple appel à la grève, un porte-parole du Parti Communiste déclara à un journaliste que le parti était « pleinement satisfait » de la façon dont ce gouvernement conduisait la guerre (105). Même après le déclenchement de la guerre civile entre le Parti Communiste et le Kuomintang, il n’existait pratiquement aucune organisation du PCC dans les zones contrôlées par le Kuomintang, qui comprenaient tous les centres industriels du pays.

La conquête des villes par Mao a révélé, plus que toute autre chose, le divorce complet du Parti Communiste d’avec la classe ouvrière industrielle. Les leaders communistes se sont efforcés d’empêcher tout soulèvement ouvrier dans les villes à la veille de leur prise. Avant la chute de Tientsin et de Pékin, par exemple, le général Lin Piao, commandant de l’Armée de Libération Populaire, publia une proclamation appelant les habitants

... à rester calmes et à poursuivre leurs occupations courantes. Les fonctionnaires du Yuan Kuomintang ou le personnel policier de la province, de la ville, du pays ou d’un autre niveau des institutions gouvernementales, le personnel du district, de la ville, du village, ou de la Pao Chia (Sécurité du Kuomintang)... sont priés de rester à leur poste (106).

Au moment du passage du Yang-Tsé, avant la chute des grandes villes de la Chine centrale et méridionale (Shanghaï, Hankow, Canton), Mao et Chu Teh publièrent une proclamation similaire :

... les travailleurs et les employés de toutes les professions continueront leur travail... les fonctionnaires du gouvernement Kuomintang, aux niveaux central, provincial, municipal et à tous les divers niveaux, ou les délégués de l'Assemblée Nationale, membres des Yuans Législatif et de Contrôle ou les membres du Conseil Politique Populaire, personnels de police et chefs des organisations de la Pao Chia ... doivent rester à leur poste (107).

La classe ouvrière obtempéra et resta inactive. Un rapport de Nankin du 22 avril 1949, deux jours avant son occupation par l’Armée de Libération Populaire, décrivait la situation de la façon suivante :

La population de Nankin ne montre aucun signe d'effervescence. On a vu ce matin des foules de curieux se rassembler au mur de la rivière pour regarder le duel d'artillerie sur l’autre rive. Les affaires se font comme à l’accoutumée. Certains magasins sont fermés, mais c’est seulement parce qu’ils ne sont pas approvisionnés. Les cinémas projettent leurs films devant des salles pleines.

Un mois plus tard le correspondant du New York Times écrivait de Shanghai: « Les troupes rouges ont commencé à coller des affiches en chinois invitant la population à rester calme et lui assurant qu'il n'y avait rien à craindre » (108). A Canton, « après leur entrée les communistes ont pris contact avec l'hôtel de police et ont donné aux officiers et aux hommes l'instruction de rester à leur poste et de maintenir l'ordre » (109).

La thèse de Trotsky, selon laquelle les tâches de la révolution bourgeoise, comme la libération du joug de l'impérialisme, ne pouvaient être accomplies que par les travailleurs ne pouvait fournir une lecture de ce qui s’était passé en Chine.

La révolution cubaine

Un autre exemple de situation qui ne correspondait pas au scénario de Trotsky est fourni par les événements de Cuba. Là, ni la classe ouvrière, ni même la paysannerie n’ont joué de rôle sérieux. Les intellectuels de la classe moyenne ont occupé, dans l’accession de Castro au pouvoir, la totalité de l’arène du combat. Le livre de C. Wright Mills, Listen Yankee, qui est un monologue plus ou moins authentique des dirigeants cubains, se préoccupe surtout de ce que la révolution n’était pas :

... la révolution elle-même n’était pas une lutte ... entre les travailleurs salariés et les capitalistes... Notre révolution n’est pas une révolution faite par des syndicats ouvriers ou des travailleurs salariés des villes ou des partis ouvriers, ou quoi que ce soit de semblable... les salariés de la ville n’avaient aucune espèce de conscience révolutionnaire; leurs syndicats étaient comme vos syndicats en Amérique du Nord, ils voulaient de l’argent et de meilleures conditions de travail. Il n’y a que cela qui les faisait bouger. Et certains d'entre eux étaient encore plus corrompus que chez vous (110).

A la suite de discussions avec les dirigeants cubains, Paul Baran, un partisan inconditionnel de Castro, écrivit :

Il semblerait que la partie employée de la classe ouvrière industrielle soit restée globalement passive dans toute la période révolutionnaire. Formant la couche « aristocratique » du prolétariat cubain, ces travailleurs participaient aux profits des monopoles - locaux et étrangers - étaient bien payés par rapport aux standards latino-américains, et jouissaient d’un niveau de vie considérablement supérieur à celui de la masse du peuple cubain. Le mouvement syndical relativement fort était dominé par le « syndicalisme du business » dans le style US, qui était totalement imprégné par le racket et le gangstérisme (111).

L'indifférence du prolétariat industriel expliquait l’échec total de l’appel à la grève générale lancé par Castro le 9 avril 1958, 16 mois après le début du soulèvement et 8 mois avant la chute du dictateur Batista. Les travailleurs étaient apathiques, et les communistes sabotèrent la grève. Ce n’est que plus tard qu’ils devaient prendre - en marche - le train de Castro (112).

Non seulement la classe ouvrière n’était pas impliquée dans l’ascension de Castro, mais la paysannerie ne l’était pas davantage. En avril 1958, le nombre total d’hommes armés sous le commandement de Castro ne s’élevait encore qu'à 180, et au moment de la chute de Batista il se montait à seulement 803 (113). Les cadres des forces castristes étaient des intellectuels. Et le petit nombre de paysans qui y participaient n’étaient certainement pas des salariés agricoles. Che Guevara a décrit les paysans qui ont rejoint Castro dans la sierra Maestra :

Les soldats qui constituèrent notre première armée de guérilleros campagnards venaient de la partie de cette classe sociale qui montre son amour de la possession de terre de la façon la plus agressive, qui exprime le plus parfaitement l’état d'esprit catalogué comme petit-bourgeois (114).

Le mouvement castriste était petit-bourgeois. Les 82 hommes sous les ordres de Castro qui, venant du Mexique, « envahirent » Cuba en décembre 1956, de même que les 12 survivants qui combattirent dans la Sierra Maestra, venaient tous de cette classe. « Les plus lourdes pertes furent subies par le mouvement de résistance urbaine, issu dans sa majeure partie de la classe moyenne, qui créa les acides politiques et psychologiques qui dissolvèrent les forces combattantes de Batista » (115).

D’une manière qui était caractéristique du mouvement cubain, Che Guevara affirmait que le rôle de la classe ouvrière industrielle serait insignifiant dans toutes les révolutions socialistes à venir :

Les campesinos, avec une armée formée de leurs semblables et luttant pour des objectifs qui leur sont propres, essentiellement une juste distribution des terres, viendront du pays profond pour prendre les villes... Cette armée, créée dans les campagnes, où mûrissent les conditions subjectives de la prise du pouvoir, s’emploiera à conquérir les villes de l’extérieur (116).

Dans les autres parties du Tiers Monde, la classe ouvrière n’a jamais joué de rôle autre que subsidiaire, et même lorsqu’elle était présente, elle n’agissait pas comme force indépendante en lutte pour le socialisme révolutionnaire, comme elle l’avait fait en Russie au cours de l’année 1917. Par conséquent les tâches consistant à surmonter des relations socio-économiques internes arriérées, et à accomplir la libération nationale du joug de l’impérialisme, étaient prises en charge par une variété de forces, en provenance de l’intelligentsia ou de l'Etat, qui jouaient le rôle assigné par Trotsky à la classe ouvrière dans la théorie de la révolution permanente. Bien que les résultats politiques obtenus en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine fussent divers, c’est le capitalisme d’Etat, à un degré plus ou moins achevé, qui était le modèle dominant.

Qu’était-il arrivé à la théorie trotskyste de la révolution permanente?

Les éléments de base de la théorie de Trotsky peuvent être schématisés en six points :

(1) Une bourgeoisie qui arrive tardivement sur la scène du capitalisme est fondamentalement différente de ses ancêtres d’un siècle ou deux auparavant. Elle est incapable de fournir une solution révolutionnaire, démocratique et consistante aux problèmes posés par le féodalisme et par l’oppression impérialiste. Elle est incapable de mener à bien la destruction systématique du féodalisme, la conquête d’une véritable indépendance nationale et la démocratie politique. Elle a cessé d’être révolutionnaire, que ce soit dans les pays avancés ou dans les contrées arriérées. Elle est devenue une force absolument conservatrice.

(2) Le rôle révolutionnaire décisif passe aux mains du prolétariat, même s’il est encore jeune et peu développé.

(3) La paysannerie, incapable d'une action indépendante, suivra les villes, et, conformément aux deux premiers points, se mettra sous la direction du prolétariat industriel.

(4) Une solution réelle de la question agraire et de la question nationale, une destruction des entraves sociales et impérialistes empêchant tout progrès économique rapide, rendra nécessaire une transgression des limites de la propriété privée bourgeoise : « La révolution démocratique, au cours de son développement, se métamorphose directement en révolution socialiste, et devient ainsi une révolution permanente » (117).

(5) La révolution socialiste « ne peut être achevée dans les limites nationales... Ainsi, la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme : elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète » (118). C'est un rêve étroit et réactionnaire que d’essayer de réaliser le « socialisme dans un seul pays ».

(6) En conséquence, la révolution dans les pays arriérés mènerait à des convulsions dans les pays avancés.

Si la nature lâche et conservatrice de la bourgeoisie apparue tardivement (le premier point de Trotsky) est à l’évidence une loi absolue, le caractère révolutionnaire de la jeune classe ouvrière (second point) n’est, lui, ni absolu ni inévitable. Et si la classe ouvrière n’est pas révolutionnaire, les points (3), (4) et (5) ne pourront être réalisés.

A partir du moment où la nature révolutionnaire sans faille de la classe ouvrière, pilier central de la théorie de Trotsky, devient suspecte, toute la structure se décompose. Son troisième point ne se réalise pas, car la paysannerie ne peut pas suivre une classe ouvrière qui n’est pas révolutionnaire, et tous les autres éléments s’ensuivent. Mais cela ne signifie pas qu’il ne se passe rien. Un amalgame de circonstances nationales et internationales provoque un conflit entre les forces productives et les entraves du féodalisme et de l’impérialisme. Les masses paysannes entrent en mouvement de façon plus large et plus profonde que jamais auparavant. C’est chez elles que prend racine la rébellion nationale pour un meilleur niveau de vie et contre la ruine économique provoquée par l’impérialisme. Le résultat a été un type de transformation qui, tout en comportant des éléments de révolution permanente, s’en différenciait profondément. C’est ce que nous avons appelé la révolution permanente déviée (deflected permanent revolution), une théorie qui a été formulée en termes généraux pour la première fois en 1963 (119).

Si les deux classes essentielles de la société capitaliste moderne, les capitalistes et les travailleurs, ne jouent pas un rôle clé – l’une parce qu’elle est devenue une force conservatrice, l’autre parce qu’elle est détournée de son but par le stalinisme ou le réformisme - comment un tel changement majeur a-t-il pu se développer ? La pression des forces productives plus l’état de rébellion de la paysannerie n’étaient pas en eux-mêmes suffisants pour briser le joug des propriétaires fonciers et de l’impérialisme. Quatre autres facteurs sont intervenus :

(1) L'affaiblissement de l'impérialisme mondial comme conséquence de l’accroissement des contradictions entre les deux superpuissances, chaque bloc étant paralysé par l’existence de la bombe H. Cela limitait partiellement leur capacité à intervenir dans le tiers monde, de peur de déclencher une guerre entre elles.

(2) L'importance croissante de l'Etat dans les pays arriérés. C’est une des ironies de l’histoire que lorsque la société est confrontée à une tâche majeure, et que la classe qui accomplit traditionnellement cette tâche historique est absente, d’autres groupes sociaux, souvent organisés à l’intérieur du pouvoir d’Etat, la prennent en charge. Dans de telles conditions l’Etat joue un rôle très important. Il ne reflète pas seulement, ou même de façon dominante, la base économique nationale sur laquelle il s’élève, mais aussi les impératifs supranationaux de l’économie mondiale.

(3) L'impact du stalinisme et du réformisme dans le déviement de la force du mouvement ouvrier vers une direction différente de celle de la révolution socialiste. Très souvent les partis communistes, ou d’autres mouvements similaires possédant une influence sur la classe ouvrière, se sont efforcés de soutenir des forces locales représentant d’autres intérêts de classe et ont collaboré avec elles.

(4) L'importance croissante de l'intelligentsia dans la direction et l’unification de la nation, et par-dessus tout dans la manipulation des masses. Ce dernier point mérite d’être approfondi.

Le rôle dirigeant de l’intelligentsia dans un mouvement révolutionnaire est directement proportionnel à l’arriération générale - économique, sociale et culturelle - des masses dont elle est issue et au-dessus desquelles elle s’élève. C'était caractéristique du mouvement populiste russe, qui plus qu’aucun autre mettait l’accent sur la nécessité de convertir à la révolution les éléments les plus arriérés de la société, les paysans, et qui était aussi le groupe qui accordait le plus grand prix à l’intelligentsia, maîtresse de la « pensée critique ».

L’intelligentsia révolutionnaire s’est avérée un facteur beaucoup plus cohésif chez les nations émergentes d’après-guerre que dans la Russie tsariste. Avec une propriété privée bourgeoise indigène trop faible pour transformer la situation, et le sentiment que le fardeau de l'impérialisme devenait intolérable, le capitalisme d’Etat apparaissait comme une solution possible. L’affaiblissement de l’impérialisme, l’importance grandissante de la planification étatique, l’exemple de la Russie et le travail organisé et discipliné des partis communistes donnèrent à l’intelligentsia un programme de cohésion sociale. En tant que seule section non spécialisée de la société (parce qu’elle n'était pas prisonnière d’un rôle de classe défini dans les rapports de production), l’intelligentsia était à la fois le berceau de « l’élite révolutionnaire professionnelle » et pouvait paraître représenter les intérêts de la « nation » dans son ensemble face à des secteurs en conflit et à des intérêts de classe. Au surplus, elle était le groupe social le plus imbu de culture nationale, les paysans et les ouvriers n’ayant pour cela ni les loisirs ni les connaissances nécessaires.

Les intellectuels étaient également sensibles au retard technique de leurs pays. Participant au monde scientifique et technique du XXème siècle, ils étaient handicapés par l’arriération de leur propre nation. Ce sentiment était accentué par le « chômage intellectuel » endémique dans ces pays. Etant donné le retard économique général, le seul espoir pour la plupart des étudiants était la fonction publique, mais celle-ci était loin de pouvoir employer tout le monde (120).

La vie spirituelle des intellectuels connaissait elle aussi une crise. Dans l’écroulement de l’ordre existant et la désintégration des schémas traditionnels, ils se sentaient sans sécurité, sans racines, sans valeurs fermes. Les cultures en dissolution donnaient naissance au besoin urgent d’une nouvelle intégration qui devait, si elle voulait remplir le vide social et spirituel, être globale et dynamique. L’intelligentsia embrassa le nationalisme avec une ferveur religieuse.

Avant que leurs pays n’obtiennent la liberté politique, les intellectuels se trouvaient sous une double pression - privilégiés par rapport à la majorité de leur peuple, ils étaient cependant subordonnés aux gouvernants étrangers. Ce qui explique les hésitations et les vacillations si caractéristiques de leur rôle dans les mouvements nationaux. Leurs avantages créaient un sentiment de culpabilité, de « dette » à l’égard des masses « obscures », en même temps qu’un sentiment de distance et de supériorité à leur égard. L’intelligentsia était désireuse d’intégration mais sans assimilation, sans cesser d’être à part et au-dessus. Elle était en quête d’un mouvement qui unifierait la nation, lui ouvrant de larges perspectives, mais qui en même temps donnerait le pouvoir à l’intelligentsia elle-même.

Ils avaient une grande foi dans l’efficacité, y compris dans l’ingénierie sociale. Ils souhaitaient une réforme par en haut et auraient été heureux d’offrir un nouveau monde à leur peuple plein de gratitude, plutôt que de voir la lutte émancipatrice d’un peuple conscient de lui-même et librement organisé aboutir à un monde nouveau pour eux-mêmes. Ils étaient très intéressés par toutes les mesures susceptibles de sortir leur nation de la stagnation, mais très peu par la démocratie. Ils personnifiaient la tendance à l’industrialisation, à l’accumulation du capital, au renouveau national. Leur puissance était en relation directe avec la faiblesse des autres classes et leur nullité politique.

Tout cela faisait du capitalisme étatique totalitaire une perspective très séduisante pour les intellectuels. Et en fait c’était eux, essentiellement, qui portaient la bannière du communisme dans les nations émergentes. « Le communisme a trouvé un grand écho en Amérique Latine parmi les étudiants et la classe moyenne » écrivait un spécialiste de l'Amérique du Sud (121). En Inde, au congrès du Parti Communiste tenu à Amritsar en mars/avril 1958, 67% des délégués provenaient de classes autres que le prolétariat et la paysannerie (classe moyenne, propriétaires terriens et « petits commerçants ») ; 72% avaient une éducation secondaire (122). En 1943, on découvrit que 16% des membres du parti étaient des permanents (123).

La révolution permanente déviée

En ce qui concerne le Tiers Monde, la théorie de Trotsky suggérait que les forces motrices du développement social mèneraient à la révolution permanente et à la lutte des travailleurs pour le socialisme. Mais en l’absence d’un projet révolutionnaire, d’une activité et d’une direction prolétariennes, le résultat pouvait être une direction différente et un but différent : le capitalisme d’Etat. En faisant usage de ce qui, dans la théorie de Trotsky, était d’une validité universelle (le caractère conservateur de la bourgeoisie) et de ce qui était contingent (l’activité subjective du prolétariat), on parvenait à une variante qui, faute d’une meilleure appellation, fut nommée la révolution permanente déviée vers le capitalisme d'Etat. Cependant le thème central de la théorie de Trotsky reste aussi valide qu’il a toujours été : le prolétariat doit poursuivre sa lutte révolutionnaire jusqu’à ce qu'il triomphe dans le monde entier. Faute par lui d’atteindre ce but, il ne peut pas instaurer le règne de la liberté.

Chapitre V
L'HERITAGE

L’étude présente a commencé par juxtaposer les pronostics de Trotsky concernant la situation internationale après la Seconde Guerre Mondiale et l’état des choses à l’heure actuelle. Ensuite, elle a décrit comment la grande majorité des trotskystes a fermé les yeux sur la réalité pour rester fidèle à la lettre de Trotsky, tout en déviant complètement de son esprit. Trotsky aurait pu dire avec raison: « J'ai semé des dragons, mais j'ai récolté des puces ». Pourquoi cela s’est-il produit? Pourquoi Mandel, Pablo et les autres dirigeants trotskystes, qui étaient très sérieux et pas du tout stupides, se sont-ils comportés d’une manière qui équivalait à vivre dans un monde imaginaire? La raison en est que pendant les années noires de réaction - le nazisme et le stalinisme - ils se sont retrouvés très isolés, pratiquement sans aucun accès à la classe ouvrière. Au cours d’une aussi longue traversée du désert, assoiffés qu’ils étaient, ils ont succombé à des hallucinations, apercevant un mirage de verdure et d’eau fraîche.

Essayant de maintenir l’essence des enseignements de Marx, Lénine, Luxemburg et Trotsky, et affrontant la réalité de la situation du monde après la Seconde Guerre Mondiale, la tendance des International Socialists a fait l’effort de développer trois éléments de théorie :

(1) la définition de la Russie stalinienne comme capitaliste étatique, qui expliquait sa longue stabilité et sa chute ;

(2) la longue prospérité du capitalisme occidental, prenant racine dans l'économie permanente d'armements mais contenant en germe les crises futures ;

(3) l’explication des victoires de Mao Zedong et de Fidel Castro en termes de révolution permanente déviée.

Y avait-il, dans le monde réel, des situations concrètes susceptibles de confirmer le lien existant entre ces trois théories ?

Il y en avait incontestablement. La survie et la puissance du régime stalinien en Russie étaient la clé des deux autres développements.

D’abord, l’influence stalinienne a contribué de façon décisive à empêcher les profondes tensions sociales et politiques apparues à la fin de la Seconde Guerre Mondiale de se transformer en révolution prolétarienne. Les tensions sociales sur le continent européen étaient alors bien plus aiguës et plus profondes que celles de la fin de la Première Guerre, qui avaient provoqué des révolutions en Russie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, et des situations pré-révolutionnaires dans un grand nombre d’autres pays. Si de telles révolutions ne se sont pas produites en 1945, c’est à cause des partis communistes. Tirant profit de leur aura radicale, les dirigeants staliniens ont pu jouer un rôle central dans l’endiguement de la vague montante de la révolution et dans la sauvegarde du capitalisme.

Les exemples de la France, de l’Italie et de l’Allemagne illustrent le potentiel qui a été perdu. En août 1944, c’est la Résistance, dirigée par le Parti Communiste, qui a libéré Paris des troupes nazies : la situation dans son ensemble était entre leurs mains. Il n’y avait pas de comparaison possible entre les communistes et les groupes politiques rivaux. Dans La politique de la guerre Gabriel Kolko explique que « les groupes résistants d'idéologie gaulliste ont toujours été une petite minorité. Dans beaucoup de régions importantes ils existaient à peine » (124). Le Parti Socialiste, lui non plus, ne bénéficiait que d’un infime soutien populaire :

Les socialistes avaient été le parti par excellence de la Troisième République, et leur entêtement compulsif à se maintenir en politique, même après l’établissement du régime de Vichy, aboutit finalement à l’exclusion par le parti des deux tiers de ses parlementaires pour collaboration et compromission. Après 1941, les socialistes disparurent littéralement en tant que parti, et ne commencèrent à reconstituer leurs rangs qu'en 1944 (125).

Cela laissait le terrain entièrement libre pour le Parti Communiste : « Les communistes dominaient l'organisation de résistance; les Francs Tireurs et Partisans... étaient le groupe le plus important » (126). Ian Birchall décrit la situation en France de la façon suivante :

La libération de la France de l’occupation nazie, dans la seconde moitié de 1944, laissa le pays dans un état de fièvre. Au début le gouvernement central contrôlait mal la situation. Dans de nombreuses municipalités, des comités de libération furent constitués; à Marseille, les autorités locales mirent en place un programme d’appropriation publique régionale sans même consulter Paris. Des tribunaux populaires furent constitués et 11.000 collaborateurs exécutés.

Les comités de libération étaient pour la plupart contrôlés par le Parti Communiste Français et le gouvernement n’avait pas le pouvoir d’intervenir, le ministre de l’intérieur les exhortant en vain à cesser d’agir de façon autonome. C'est seulement l’intervention de Maurice Thorez, dirigeant du PCF, qui put les retenir. Il proclama :

Les comités de libération locaux ne doivent pas se substituer à l’administration municipale et départementale, de la même façon que le Conseil National de la Résistance ne s’est pas substitué au gouvernement (127).

C'est le même Maurice Thorez, de retour de Moscou, qui lança l’appel « Une seule police, une seule armée, un seul Etat ». C’est ainsi que la Résistance fut désarmée. Kolko écrit :

Thorez disciplina la vieille direction militante regroupée autour d'André Marty et Charles Tillon, qui furent finalement exclus; il proscrivit les grèves et demanda aux ouvriers de travailler davantage, et mit en place la dissolution des organisations de la Résistance. Il subordonnait tout objectif social à celui de gagner la guerre ; « la tâche des comités de libération n'est pas d’administrer », dit-il au comité central du parti de janvier 1945, « mais d’aider ceux qui administrent. Ils doivent, par-dessus tout, mobiliser, entraîner et organiser les masses pour que l’effort de guerre maximal puisse être obtenu, et soutenir le gouvernement provisoire dans l’application du programme mis en place par la Résistance ». En bref, au point critique de l'histoire du capitalisme français, le parti de la gauche refusait d’agir contre lui. « L’unité de la nation », répétait Thorez inlassablement, était un « impératif catégorique »... Le Parti aida à désarmer la Résistance, à faire revivre une économie moribonde, et à créer suffisamment de stabilité pour permettre au vieil ordre social un apport d’oxygène crucial - et ne cessa de proclamer sa fierté de ce qu’il avait accompli (128).

En Italie, la vague révolutionnaire monta peut-être encore plus haut. Pierre Broué écrit :

« En Italie c'était l’agitation des travailleurs - et personne ne sera surpris d’apprendre qu’elle avait commencé aux usines Fiat - qui finalement ébranla le sol sous les pieds du régime fasciste, et creusa la tombe de Benito Mussolini » (129).

La grève dans l’énorme usine Fiat se transforma en une grève générale, qui renversa le régime le jour suivant. Un an après :

En mars 1944 ... une protestation nouvelle et encore plus impressionnante se répandit à travers l’Italie occupée. Cette fois les slogans des travailleurs étaient plus politiques, exigeant la paix immédiate et la fin de la production de guerre pour l’Allemagne. Les chiffres étaient supérieurs aux prévisions les plus optimistes. 300.000 travailleurs arrêtèrent le travail dans la province de Milan. Dans la ville même, les ouvriers du tram firent grève le 1er mars, et ne furent contraints de rentrer le 4 que par une campagne d’intimidation à leur encontre. La grève se propagea au-delà du triangle industriel, aux usines textiles de Vénétie et aux villes d'Italie centrale de Bologne et de Florence. Les femmes et les travailleurs les plus mal payés étaient le fer de lance de l’agitation. A un moment ou à un autre dans la première semaine de mars, des centaines de milliers de travailleurs posèrent leurs outils (130).

La lutte de la classe ouvrière italienne au niveau social, politique aussi bien que sous la forme armée se poursuivit sans désemparer, avec pour résultat que dès le début de 1945, les secteurs ouvriers de Turin étaient des zones où les fascistes et les Allemands ne s’aventuraient plus (131). Finalement :

Le 1er mai la totalité de l’Italie du Nord était libérée. Le caractère insurrectionnel et populaire de la libération, qui a laissé une impression indélébile dans les mémoires de ceux qui l’ont vécue, était un fait accompli dans la plupart des quartiers. Dans les autres il provoquait une angoisse profonde. Il y eut de terribles règlements de comptes, avec peut-être 12 à 15.000 exécutions sommaires dans les jours qui ont suivi la libération. Quant aux industriels du Nord, ils avaient compté sur une passation indolore du pouvoir des fascistes aux autorités anglo-américaines. Au lieu de cela, ils trouvèrent leurs usines occupées, les ouvriers en armes, et un délai d'une dizaine de jours entre l’insurrection et l’arrivée des Alliés. Les plus gravement compromis n’osèrent pas attendre et s’enfuirent en Suisse. Dans les quelques mois suivants, la peur d’une révolution socialiste imminente resta très forte dans les milieux capitalistes (132).

Le fait que cette révolution ne se soit pas produite est dû, par-dessus tout, au contrôle exercé par le Parti Communiste Italien. Broué écrit :

Le Parti Communiste Italien - cette section de l’Internationale Communiste sous le contrôle direct de Moscou - fit des avances aux notables, aux fascistes repentis, aux maréchaux et aux princes de l’Eglise, et leur proposa un compromis qui devait les sauver tous de la pression de la rue en échange de postes ministériels, et donc d’une reconnaissance légale pour l’agence moscovite en Italie (133).

Comme pour Thorez en France, le rôle-clé fut joué par le dirigeant communiste italien Togliatti, qui, lui aussi, rentrait d’un long séjour à Moscou. Ginsburg écrit :

A son arrivée à Salerne, Togliatti informa ses camarades, au milieu d’un certain étonnement et d’une certaine opposition, de la stratégie qu’il entendait que le parti suive dans l'avenir immédiat. Les communistes, dit-il, devaient mettre en sourdine leur hostilité envers la monarchie. Ainsi, ils devaient convaincre toutes les forces antifascistes de participer au gouvernement royal, qui contrôlait désormais toute l’Italie au Sud de Salerne. Entrer au gouvernement, proclamait Togliatti, était le premier pas pour réaliser l'objectif essentiel de la période – l’unité nationale contre les nazis et les fascistes. Le but principal des communistes devait être la libération de l’Italie, et non une révolution socialiste.

Togliatti insistait sur le fait que l’unité du temps de guerre devait, si possible, se prolonger dans la période de reconstruction. Cette grande coalition devait comporter, non seulement les socialistes, mais aussi la Démocratie Chrétienne (DC). Dans un discours tenu à Rome en juillet 1944 il caractérisa la DC comme un parti qui avait dans ses rangs « une masse de travailleurs, de paysans, d’intellectuels et de jeunes qui partagent fondamentalement nos aspirations parce que, comme nous, ils veulent une Italie démocratique et progressiste » (134).

En avril 1944, Togliatti affirma que les partis de Comité National de Libération devaient jurer fidélité au roi et rentrer dans le gouvernement du maréchal Badoglio, qui avait été commandant en chef sous Mussolini, et chef des troupes italiennes d’invasion en Abyssinie en 1935. Togliatti devint même ministre de Badoglio ! (135)

En Allemagne, la situation révolutionnaire était encore plus complexe qu’en France et en Italie, pourtant là aussi il y avait un potentiel révolutionnaire inutilisé. Il est vrai que la répression nazie avait rendu la résistance au IIIème Reich extrêmement difficile, mais c’était seulement un des côtés de l’équation. Les capacités de lutte furent aussi systématiquement affaiblies de l’intérieur du camp antinazi. En 1933, la direction politique désastreuse des réformistes du SPD et par-dessus tout du Parti Communiste (KPD) sous le contrôle de Staline avait laissé les travailleurs allemands désabusés et confus face à la prise du pouvoir d’Hitler sans réelle opposition. La signature, en 1939, du pacte Hitler-Staline avait brisé le moral des communistes allemands, qui constituaient la seule résistance de masse aux nazis. On peut en voir un signe dans le nombre des tracts illégaux saisis par la Gestapo, qui passèrent de 15.922 en 1939 à 1.277 en 1940.

Même au cours de la guerre, la tactique des Alliés semblait calculée pour décourager toute révolte contre le IIIème Reich et produire à la place une morosité passive. A l’Est, Staline proclamait qu’il menait la « Grande Guerre Patriotique » et la cible cessa d’être le régime nazi pour devenir l’ensemble des allemands. La propagande anti-allemande, pratiquement raciste, de la Russie a contribué à saper tout développement d’un mouvement de résistance contre les nazis. A longueur de colonnes, dans la presse soviétique, Ilya Ehrenburg répétait la phrase : « le seul bon allemand est un allemand mort ». Je me souviens d’un court article signé de lui dans lequel il racontait comment un soldat allemand, se trouvant face à un soldat russe, avait levé les mains en disant : « Je suis le fils d'un forgeron » - comment mieux formuler une appartenance à la classe ouvrière ! Quelle fut la réaction du soldat russe ? Ehrenburg écrit: « Le soldat russe répondit : "Tu es un allemand, et responsable des crimes des allemands", sur quoi il plongea sa baïonnette dans la poitrine du soldat allemand ».

Les soldats allemands avaient mis un terme à la Première Guerre Mondiale en faisant une révolution contre le Kaiser, mais dans les conditions de la Seconde Guerre Mondiale aucun mouvement semblable n’a pu voir le jour car, comme le formulait un soldat : « Dieu veuille que nous ne perdions pas la guerre. Si la vengeance s'abat sur nous, nous allons passer un mauvais moment ».

Malgré tout, les germes de la révolution étaient présents. A la fin de la guerre, le couvercle de la répression fut soulevé, et les travailleurs allemands eurent enfin l’occasion de s’exprimer. Ce qui se révéla fut stupéfiant. Un gigantesque mouvement de comités antifascistes, ou « Antifas », se répandit en Allemagne au fur et à mesure que de nouvelles régions étaient libérées du nazisme. Il y eut plus de 500 de ces comités, qui étaient de façon écrasante ouvriers dans leur composition. Pendant une brève période, entre le renversement du régime nazi et le retour à « l’ordre » imposé par les forces d’occupation alliées (russes à l’Est, américaines et anglaises à l’Ouest), les travailleurs furent libres dans un double sens. Non seulement la tyrannie nazie avait disparu, mais aussi, comme résultat du long règne de la Gestapo, l’influence paralysante des dirigeants sociaux-démocrates et staliniens se trouvait temporairement neutralisée.

Les Antifas se développèrent de façon prodigieuse. A Leipzig (sur le territoire qui allait devenir l’Allemagne de l’Est) il y avait 38 comités locaux, revendiquant 4.500 militants et 150.000 adhérents. Malgré les pertes causées par la guerre (la population était tombée de 700.000 à 500.000), plus de 100.000 personnes participèrent au défilé du 1er mai 1945. A Brême (Allemagne de l’Ouest), une ville dont 55% des maisons étaient inhabitables et où un tiers de la population avait fui, il y avait 14 groupes locaux, avec 4.265 membres. Une quinzaine plus tard, le chiffre était de 6.495. Beaucoup d’Antifas étaient organisés sur le lieu de travail. Dans la Ruhr centrale, peu de temps après la libération, une assemblée de représentants des lieux de travail du bassin houiller comportait 360 délégués de 56 puits et de beaucoup d’autres entreprises.

Les Antifas étaient déterminés à extirper le nazisme. Des grèves se déclenchèrent, qui exigeaient une purge des activistes nazis. A Brême et ailleurs, les bâtiments du syndicat nazi, le Front du Travail Allemand, furent réquisitionnés. Des libérés des camps de concentration étaient logés dans les appartements vacants des activistes nazis, et les plus notoires de ces derniers furent remis aux autorités. Stuttgart alla plus loin, et constitua ses propres « Tribunaux révolutionnaires ».

Il y avait une conscience claire que seule la prise en charge des opérations par les travailleurs eux-mêmes pouvait supprimer le nazisme pour de bon. La Mine du Prince Régent à Bochum appela à une grève générale politique et lança le slogan « Vive l'Armée Rouge ! », en référence, non pas à l’armée soviétique, mais aux forces insurrectionnelles de la révolution allemande de 1921-1923. Un projet fut avancé selon lequel « dans l'Etat futur il n'y aura plus d'employeurs comme par le passé. Nous devons nous organiser et travailler comme si l'entreprise était à nous ! » Dans certains endroits les ouvriers confisquèrent leurs usines et la direction prit la fuite. Les Antifas mettaient en place leurs propres milices d’usine et remplaçaient les commissaires de police et les maires par des gens nommés par eux. La situation à Stuttgart et à Hanovre était décrite comme étant celle d’une « dualité de pouvoir », les Antifas ayant constitué leur propre police, conquis tout un ensemble de positions locales de pouvoir et commencé à organiser des services vitaux tels que la constitution de réserves de nourriture.

Le témoignage oculaire d’un fonctionnaire américain mérite d’être cité de façon extensive :

Dans des zones largement dispersées, sous une quantité de noms différents et apparemment sans connexion entre eux, des mouvements unitaires antinazis ont vu le jour immédiatement après la chute du gouvernement nazi... Bien qu’ils n'aient aucun contact entre eux, ces groupes font montre de remarquables similitudes dans leur organisation et dans leur programme. L’initiative de leur création semble dans chaque cas être le fait de personnes actives pendant la période nazie et qui étaient en contact les unes avec les autres sous une forme ou une autre... Des dénonciations de nazis, des efforts pour empêcher la reconstitution d’un mouvement nazi dans la clandestinité, la dénazification des autorités locales et de l’industrie privée, l’amélioration du logement et la constitution de réserves de ravitaillement - ce sont là les questions qui préoccupent prioritairement les organisations nouvellement créées... On est donc fondé à conclure que ces communautés représentent la jonction spontanée de forces de résistance antinazies qui, aussi longtemps que le régime de terreur s’est maintenu, étaient demeurées impuissantes.

Le rapport poursuivait en mettant en contraste les activités de la gauche, qui insistait sur l’éradication de toute trace de nazisme comme condition préalable de tout nouveau départ, et celles de la droite, qui « se concentrait sur la tentative de préserver dans les ruines du régime hitlérien tout ce qui pouvait être utilisable ».

Hélas, les Antifas n’ont pu exister dans chaque localité que pendant de courtes semaines, opposés qu’ils étaient non seulement aux forces d’occupation (y compris l'armée russe) mais aussi aux staliniens dans le mouvement ouvrier. Dès que le contrôle des forces d’occupation s'affermissait, ils étaient interdits. Ceci s’applique aussi bien au secteur oriental contrôlé par les Soviétiques qu’à l’Ouest. Les Antifas furent dissous avec la complicité active des deux partis ouvriers. Après l’accord de Yalta, les staliniens du KPD acceptèrent que les Alliés occidentaux aient le droit de contrôler leur sphère d’influence, et ne toléraient aucune action indépendante à l’Est non plus. A l’Ouest, le SPD réformiste n’avait aucun intérêt à se faire le champion de la révolution. De telle sorte que la période en question fut brève - seulement quelques semaines dans chaque localité au printemps de 1945. Malgré tout, elle avait démontré le potentiel de pouvoir ouvrier qui devait être neutralisé dans une large mesure par le stalinisme, à la fois par en haut et par en bas (136).

CONCLUSION

Si, conformément à la prophétie de Trotsky, le régime stalinien n’avait pu survivre à la guerre, il est évident que les partis staliniens de France et d’Italie n’auraient pas eu le pouvoir énorme de préserver l’ordre capitaliste dans ces deux pays. De même, la classe ouvrière allemande n’aurait pas été paralysée comme elle l’a été après la chute d’Hitler.

La survie du capitalisme d’Etat a abouti à la survie du capitalisme occidental, car c’était leur intérêt à tous deux d’éviter la révolution. Mais c’était un système de frères ennemis, et les alliés d’hier se sont retrouvés bientôt engagés dans une coûteuse course aux armements - la Guerre Froide, qui a constitué la base de l’économie permanente d’armements qui s’est mise en place à l’Ouest.

Le lien entre l’existence du régime stalinien en Russie et la révolution permanente déviée en Chine et à Cuba est plus évident. C'est l’existence d’une Russie forte qui a inspiré les armées maoïstes dans leur combat prolongé contre l’impérialisme japonais et contre le Kuomintang de Tchang Kaïtchek. C'est l’exemple d’une industrialisation forcée accélérée de la Russie arriérée sous la botte de Staline qui a inspiré les partis staliniens et les nouveaux gouvernements du tiers monde pour lesquels elle était un modèle. La politique stalinienne d’alliance avec des forces locales pro-capitalistes signifiait que l’impérialisme n’était pas renversé par la révolution des travailleurs. L’impérialisme a souvent pu se désengager politiquement des colonies sans avoir à relâcher son emprise économique. Là où des politiques capitalistes étatiques ont été mises en œuvre, des alliances avec le bloc russe ont pu se former, mais la situation des travailleurs était toujours l’exploitation et l’asservissement au joug capitaliste.

Par conséquent, le pronostic de Trotsky concernant le sort du régime stalinien ne se réalisant pas, le reste de ses prévisions - sur les développements dans les pays capitalistes avancés aussi bien que dans les contrées arriérées - resta également lettre morte.

La troïka - capitalisme d’Etat, économie permanente d’armements et révolution permanente déviée - constituait une unité, une totalité embrassant les changements dans la situation de l’humanité après la Deuxième Guerre Mondiale. C'est là une affirmation du trotskysme en général, même si c’est partiellement sa négation. Le marxisme est une théorie vivante, qui doit se perpétuer telle qu’elle est - et en même temps changer. Cela dit, la troïka n’a pas été conçue comme unité et ne s'est pas constituée d’un seul coup. Elle était le résultat d’un certain nombre d’explorations prolongées des développements économiques, sociaux et politiques dans trois parties du globe : la Russie et l’Europe de l’Est, les pays capitalistes industriels avancés, et le tiers monde. Les axes de recherche s’entrecroisaient continuellement. Mais c’est seulement à la fin de ce processus que les interrelations entre les différentes sphères de la recherche sont apparues clairement. C’est seulement du haut de la montagne que l’on peut voir les relations entre les différents chemins qui conduisent au sommet, et c’est à partir de ce point de vue avantageux que l’analyse a pu se transformer en synthèse, la dialectique marxiste émergeant triomphante.

Comprendre les changements réels dans la structure de l’économie, de la société et de la politique dans le monde, avec les inégalités massives qui le déchirent, permet à son tour de saisir les possibilités concrètes, réelles, qu'ont les révolutionnaires de s’inscrire dans le processus de changement.

Aujourd’hui, le régime stalinien du bloc de l’Est est mort et enterré. Le capitalisme mondial n’est plus propulsé par l’économie permanente d’armements. La voie capitaliste étatique dans le tiers monde a été abandonnée, en même temps qu’une intégration économique globale plus tendue restreint considérablement la marge de manœuvre des classes dirigeantes locales ou des groupes aspirant à jouer ce rôle. A travers le monde - à l’Ouest, à l’Est et dans les pays en développement - des millions de travailleurs ont été licenciés ; des dizaines de millions de chômeurs vivent à côté d’un nombre croissant de millionnaires et de milliardaires.

La troïka - la définition de la Russie comme capitaliste étatique, l'économie permanente d'armements comme explication de la prospérité d’après-guerre dans les pays capitalistes avancés, et la révolution permanente déviée expliquant le succès du maoïsme dans le tiers monde - pourrait paraître sans actualité pour les marxistes aujourd’hui. Mais elle ne l’est pas.

D’abord, les idées survivent souvent longtemps après que les conditions matérielles qui les ont fait naître aient disparu ; un rond dans l’eau causé par le jet d’une pierre continue à se propager bien après que la pierre ait cessé de bouger.

Ainsi les illusions concernant le régime stalinien survivent aussi bien parmi ses partisans que pour ses adversaires bourgeois. L’idée selon laquelle la propriété étatique de l’industrie et la planification économique, même sans démocratie ouvrière, équivalent au socialisme, est toujours vivante.

C'est le plein-emploi (ou presque) qui a suivi le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale qui a renforcé la séduction du keynésianisme. La théorie de l’économie permanente d’armements a été la seule alternative marxiste sérieuse au keynésianisme pour expliquer la situation de l’époque. Le keynésianisme est toujours vivant et vigoureux, et on le présente aujourd’hui comme la solution de rechange au libéralisme économique de marché.

Les idées du maoïsme ont encore de l’attrait pour beaucoup de gens, en particulier dans le tiers monde. L’image de Che Guevara a encore un grand prestige en Amérique Latine. L’idée que seule la classe ouvrière, s’organisant dans une lutte pour le socialisme conduite par des marxistes révolutionnaires, peut mener à bien la révolution n’est pas très répandue dans les mouvements de libération nationale.

Il y a une autre raison pour laquelle les trois théories dont il est question ici ont besoin d’être étudiées. Cela concerne la nature et la continuité de la tradition marxiste ; comme l’a formulé Trotsky, le parti révolutionnaire est la mémoire de la classe ouvrière. Avant la mort de Trotsky, cette mémoire, la continuité réelle du mouvement, était représentée par une masse d’individus. Ceci peut être montré de façon concrète.

La Première Internationale était constituée d’organisations relativement importantes, et bien qu’il y ait eu une interruption d’une vingtaine d'années entre la fin de la Première et la fondation de la Deuxième Internationale, des milliers de membres de la première rejoignirent la seconde. La Troisième Internationale (l’Internationale Communiste, ou Comintern) naquit comme conséquence de grandes scissions dans la Deuxième Internationale. Le Parti Socialiste Italien, lors de sa conférence de Bologne en septembre 1919, vota pour adhérer à l’Internationale Communiste, apportant 300.000 membres. En Allemagne, le Parti Social Démocrate Indépendant, qui s’était séparé en 1917 du Parti Social Démocrate, décida lui aussi de rejoindre l’Internationale Communiste, ajoutant 300.000 membres. En 1920 le Parti Communiste Français (SFIC), se séparant du Parti Socialiste (SFIO), adhéra, ajoutant encore 140.000 membres. En juin 1919, les Socialistes bulgares votèrent pour l’affiliation, apportant 35.478 membres. Le Parti Socialiste Yougoslave, lui aussi un parti de masse, adhéra. Le Parti Social Démocrate Tchécoslovaque scissionna en décembre 1920, la Gauche Communiste conservant la moitié des effectifs et fondant un Parti Communiste de 350.000 membres. Une scission similaire dans le Parti Social Démocrate de la minorité de langue allemande ajouta des forces supplémentaires, et après leur unification le parti comptait 400.000 membres. Le Parti Travailliste Norvégien adhéra au Comintern au printemps 1919. En Suède, la majorité du Parti Socialiste, après une scission, rejoignit l’Internationale, ajoutant 17.000 membres (137).

Malheureusement, il n’y a pas eu de vraie continuité, en termes de révolutionnaires individuels, entre l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky du début des années vingt et le mouvement trotskyste dans les années trente et après la Deuxième Guerre Mondiale. Ecrasée entre le poids énorme du stalinisme et la terreur hitlérienne, l’organisation trotskyste a toujours consisté en petits groupes sur les marges des mouvements de masse. Ainsi le nombre de trotskystes à Berlin à la veille de la victoire d’Hitler était de 50 (138) ! Malgré la révolution espagnole de 1936, en septembre 1938, d’après le rapport de la Conférence de Fondation de la Quatrième Internationale, le nombre de militants de la section espagnole se situait entre 10 et 30 ! (139)

Les Première, Deuxième et Troisième Internationales ont vu le jour dans des périodes de montée des masses ; les organisations trotskystes sont nées dans une période tragique entre toutes de l’histoire de la classe ouvrière - la victoire du nazisme et celle du stalinisme. Si l’on ne comprend pas pourquoi, pendant deux générations, le trotskysme était isolé et impuissant, et les trotskystes enclins à perdre leur chemin, on ne peut qu’en venir à des conclusions pessimistes en ce qui concerne le futur. Comprendre le passé permet de voir clairement que l’heure du trotskysme, comme chaînon de la continuité du marxisme, est sur le point de sonner.

Aujourd’hui le stalinisme, l’énorme obstacle qui a empêché le développement du marxisme révolutionnaire, du trotskysme, n’existe plus. Le capitalisme dans les pays avancés ne connaît plus d’expansion et ainsi les mots du Programme de Transition de 1938, selon lesquels « il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques et d'élever le niveau de vie des masses » (140) sont à nouveau conformes à la réalité. La théorie classique de la révolution permanente, telle qu’élaborée par Trotsky, est de retour sur l’agenda, comme le montre la révolution indonésienne de 1998.

La troïka explique pourquoi, pendant une période, une longue période, le système existant - le capitalisme - a perduré, même s’il s’affublait d’un certain nombre de déguisements. Elle montre en même temps les développements à l’œuvre qui sapaient cette stabilité : pendant un certain temps ces processus étaient d’ordre moléculaire, pratiquement invisibles à l’œil nu. Mais finalement la quantité se transforme en qualité, et le système dans son ensemble est secoué de crises et de convulsions. C'est alors, comme dit Marx, que l’humanité « sautera de sa place et jubilera : Bien creusé, vieille taupe ! » (141)


Notes:

(99) – R.C. North, Kuomintang and Chinese Communist Elites, Stanford 1962, P. 32

(100) – H.R. Issacs, The Tragedy of the Chinese Revolution, Londres 1938, p. 333

(101) – idem, p. 394

(102) – World News and Views, 22 avril 1939

(103) – S. Gelder, The Chinese Communists, Londres 1946, p. 167

(104) – voir Manifeste communiste publié à Chungking, 23 nov. 1938, compte rendu dans le New York Times, 24 nov. 1938

(105) – H.R. Issacs, op. cit., p. 456

(106) – Agence Chine Nouvelle, 11 janvier 1949

(107) – idem, 3 mai 1949

(108) – New York Times, 25 mai 1949

(109) – South China Morning Post, 17 octobre 1949

(110) – C. Wright Mills, Listen Yankee, New York 1960, p. 47

(111) – P. A. Baran, Reflections on the Cuban Revolution, New York 1961, p. 17

(112) – le parti communiste cubain, le Parti Socialiste du Peuple, a eu de nombreuses choses à faire oublier. Il a soutenu le régime de Batista entre 1939 et 1946. Il a participé au premier gouvernement Batista avec deux ministres. En 1944, le journal communiste Hoy déclarait à propos de Batista qu’il était « l’idole du peuple, le grand homme de notre politique nationale, l’homme qui incarne l’accord sacré pour un nouveau Cuba ». Castro fut considéré comme un aventurier petit-bourgeois. Comme il a été établi plus haut, les communistes n’ont pas participé à la grève d’avril 1958. C’est seulement le 28 juin 1958 qu’ils demandèrent, et encore bien timidement, « des élections démocratiques propres » pour se débarrasser de Batista – voir P.A. Baran

(113) – discours de Castro le 1er décembre 1961, El Mundo La Habana, 22 décembre 1961

(114) – E. Che Guevara, « Cuba : exceptional case ? », Monthly Review, New York, juillet-août 1961, p. 59

(115) – T. Draper, « Castro’s Cuba. A revolution betrayed », Encounter, Londres, mars 1961

(116) – E. Che Guevara, op. cit., p. 63

(117) – L. Trotsky, La révolution permanente, in De la révolution, Ed. de Minuit, p. 366

(118) – idem, p. 366

(119) – T. Cliff, La révolution permanente déviée, publié par Socialisme International en 1986

(120) – ainsi, une étude faite en Inde montre clairement que près de 25% des étudiants qui ont reçu leur diplôme supérieur en arts, sciences, commerce et droit à l’Université de Lucknow entre 1949 et 1953 étaient toujours au chômage en 1957 ; cette étude montrait aussi que 47% des étudiants en arts, 51,4% des étudiants en sciences, 7% des étudiants en commerce et 85,7% des étudiants en éducation déclaraient venir à l’université pour y obtenir les qualifications ouvrant sur un emploi dans les services gouvernementaux ; près de 51% des diplômés concluaient que l’éducation universitaire avait été une « perte de temps » - M. Weiner, Party Politics in India, Princeton 1957, pp. 8-10

(121) – V. Alba, « The Middle Class Revolution », New Politics, New York, hiver 1962, p. 71

(122) - G.D. Overstreet et W. Windmiller, Communism in India, Berkeley et Los Angeles 1959, p. 540

(123) – idem, p. 358


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